Dans les archives

Anne BONNIN mariée à un fantôme

En ce mois de juin, les généalogistes sont invités à écrire sur la vie d’un célibataire. Lors des recherches, ces hommes et femmes peuvent parfois être mis de côté, notamment lorsqu’ils n’ont pas eu de descendants. Comme tout un chacun, j’ai de nombreux célibataires dans mon arbre, mais je me souvenais aussi avoir photographié des testaments de personnes seules, un peu au hasard lors de mes visites aux archives. J’en ai choisi un au hasard (qui n’est pas dans mon arbre), et mes recherches m’ont fait découvrir une « drôle » d’histoire.

Le testament d’Anne BONNIN

Le 4 janvier 1823, maître Antoine BESSON, notaire à Henrichemont (18), se rend au hameau des Pasdeloups, situé dans la commune. Il a rendez-vous chez François BEDU, mais c’est pour rédiger le testament d’Anne BONNIN, sa filleule, qu’il se déplace. Mes recherches ultérieures me permettent d’estimer son âge : elle a environ 28 ans.

Le notaire précise dans son acte qu’Anne est l’épouse de Joseph BRUNEAU, présumé mort aux armées. Elle lègue à son parrain François BEDU, journalier chez qui elle vit visiblement, la somme de trois cents francs – une somme considérable pour l’époque, compte tenu de sa condition sociale. Quatre témoins sont présents : Charles CLEMENT, vicaire d’Henrichemont, Nicolas DAVIGNON, perruquier, François DURAND, laboureur, et Etienne RASLE, journalier.

Testament d’Anne BONNIN – Minutes de Me BESSON – 1823 – E/24873 – Archives du Cher

L’histoire me semble alors assez simple : Anne BONNIN a perdu son mari soldat, elle vit désormais chez son parrain à qui elle lègue une belle somme. Peut-être est-elle souffrante ? Mais les recherches me révéleront une toute autre histoire !

Un mariage précoce et un départ aux armées

J’ai tout d’abord recherché l’acte de mariage d’Anne BONNIN. Elle épouse Joseph BRUNEAU le 24 février 1810 à 10 heures du matin à Henrichemont. Il est âgé de 26 ans et tisserand en cette commune. Originaire de Saint-Just (18), à plus de trente kilomètres à vol d’oiseau, il est orphelin de père et de mère le jour des noces.

Anne n’est âgée que de « quinze ans et dix-huit jours » ! Elle vit à Henrichemont, commune d’où elle est originaire, et est également orpheline de père et de mère. Un conseil de famille s’est réuni pour statuer sur son union le 11 février. Son tuteur et oncle Jean BONNIN est d’ailleurs présent pour la cérémonie.

Vu le jeune âge d’Anne, je pensais qu’elle aurait pu être enceinte et que cette union avait pour but de régulariser la situation, mais il semble que non puisqu’aucune naissance n’aura lieu dans l’immédiat. Environ un an après son mariage, Anne a dû voir partir son époux devenu soldat, puis attendre son retour…

Des naissances suspectes

Il faut attendre 1818 pour retrouver la mention de notre couple. Un petit Joseph BRUNOT voit le jour dans la commune d’Achères (18), limitrophe d’Henrichemont. Anne LEBAT, sage-femme de cinquante-et-un ans, vient déclarer la naissance. Le petit Joseph est né le 17 mai d’Anne BONNIN, épouse de Joseph BRUNOT parti à l’armée il y a déjà environ sept ans.

La grossesse semble un peu longue !

Un autre Joseph, GILLE, âgé de trente-trois ans et originaire d’Espagne, est témoin de cette déclaration.

Six ans plus tard, un an et demi après le testament, Magdelaine RIMBAULT, sage-femme de la commune d’Henrichemont, vient déclarer la naissance de Marie, nouvelle fille d’Anne. L’officier d’état civil note un nom, puis repasse par-dessus pour le remplacer par celui de BRUNOT. Anne BONNIN est notée épouse légitime de Joseph BRUNOT absent ; de nouveau, l’officier raye cette mention pour lui préférer celle de « soldat aux armées depuis plusieurs années ». On donne le prénom de Marie à la petite fille, et on précise le nom de BRUNOT, qui ne semble manifestement pas aller de soi.

Acte de naissance de Marie BONNIN – Naissances 1823-1832 – 3E 1999 – Archives du Cher

Un dénouement tragique

Anne tombe de nouveau enceinte neuf ans plus tard. Le 3 novembre 1833 à 5 heures du matin, elle donne naissance à une petite Solange, aux Places de Morogues (18), encore une commune limitrophe d’Henrichemont. Françoise PASDELOUP, la sage-femme, est présente. L’officier d’état civil note que Joseph BRUNEAU est le père de l’enfant, absent car militaire en activité aux armées. Anne est fileuse. François BONNIN, sans doute un frère d’Anne, est témoin.

Malheureusement, une heure plus tard, Anne décède. Les deux actes ont vraisemblablement été rédigés en même temps.

La petite Solange sera sans doute élevée par son oncle, qui déclarera son décès cinq mois plus tard. Joseph BRUNOT est toujours noté absent… Qui élèvera Joseph et Marie ? Je n’ai pas trouvé de réponse pour le moment.

Le mystère persiste dans la génération suivante

Onze ans après le décès d’Anne, sa fille Marie épouse à Bourges (18) François BARDAY, carrier né dans cette ville. Elle est âgée de 20 ans, et il est précisé que son père est « soldat aux armées, depuis plusieurs années absent ». Un acte de notoriété a été passé par le juge de paix d’Henrichemont déclarant l’absence du père (un acte à chercher lors d’une prochaine visite aux archives).

Deux ans plus tard, c’est au tour de Joseph de se marier. Il épouse Marie DEPRE en la commune de Vasselay (18). Il est âgé de 28 ans, domestique. Son père n’est plus noté absent mais « manœuvre à Achères », village de naissance de Joseph. Serait-il enfin revenu ? Il est malgré tout précisé qu’un acte de notoriété pour Joseph BRUNEAU a été présenté… sans plus de précision.

Le recensement qui a lieu dans la commune d’Achères la même année ne montre pas sa présence. Aucune trace non plus dans les tables de succession et d’absences du canton d’Henrichemont les années suivantes. Sur l’acte de décès de Joseph (fils), il sera simplement précisé que son père décédé demeurait à « inconnu ».

Une situation embarassante ?

Cette histoire soulève de nombreuses questions. Force est de constater que la chronologie laisse peu de doute sur la paternité des enfants : comment Anne peut-elle donner naissance à des enfants entre 1818, et 1833 alors que son mari est parti aux armées vers 1811 et que sur une période de plus de 20 ans, aucun retour n’est mentionné ? Les hésitations de l’un des officiers d’état civil, avec de multiples ratures et corrections, suggèrent un embarras face à la situation.

Le testament, l’acte qui a guidé mon choix me pose aussi question : En 1823, Anne lègue ses biens à son parrain, pas à ses enfants. Pourquoi cette décision ? Pour le remercier d’avoir subvenu à ses besoins en l’absence de son époux ?

Je ne peux que penser à Anne BONNIN, mariée très jeune à un homme qui disparaît rapidement, et qui a dû faire face seule à sa condition de femme « abandonnée », après avoir été orpheline. Le statut de mère célibataire aurait également été peu enviable… Joseph BRUNEAU restera un fantôme dans les archives, présent sur le papier mais absent de la réalité. Une énigme généalogique qui mériterait d’être creusée davantage…


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